Bourges-Sancerre, chapitre 3 : Tels des phénix renaissants de la boue.

Pas de file d'attente, mais déjà des bus bien remplis de personnes pour qui ce sera la dernière étape.

Je rentre dans une salle des fêtes qui semble dévastée.

Les cartons, posés méticuleusement au sol pour protéger le parquet, se sont gorgés d'eau, usés par le passage et commencent à se déchirer pour former des amas de cartons mâchés dans lesquels nous nous prenons les pieds. Les tables de ravitaillement ont subi le même sort, les nappes en papiers sont devenues informes au contact des vêtements humides des marcheurs se frottant contre elles pour se servir en ravitaillement. La nourriture sur la table n'est plus très fournie, mais encore suffisante.
Tout ça me renvoie un spectacle plutôt désolant.
Je bois mon premier café car je sens la fatigue. Je sens l'agréable chaleur du liquide descendre et se diffuser dans ma poitrine. Je mange quelques figues et pruneaux. J'ai l'estomac plutôt revêche pour le moment.

Beaucoup sont assis le long des murs. Des regards vides, des regards de soutien, des regards qui se fuient, se croisent. J'ai l'impression que pour certains il faudra beaucoup de courage pour se décider à repartir.

La troupe de Banzaï arrive et chacun se ravitaille, recommence les soins pour les pieds. Certains ont vraiment souffert et c'est moche à voir. J'en profite pour retaxer la crème antiampoules et me badigeonner cette fois ci le pied gauche.

L'arrêt est long, et je constate que tout le monde a sacrément morflé dans la boue. Je ne parle quasiment pas. J'écoute.

"Je crois que je peux aller au bout, mais ça va être compliqué"

"On a mis combien de temps là ?"

"Putain c'est vraiment la merde là"

"On y va un peu trop tranquille là, non ?"

"Il est quelle heure ?"

Une phrase semble soudain secouer tout le monde :

"Nan mais là il faut arrêter de faire des arrêts aussi long et faut y aller fort maintenant, sinon on arrive pas avant 15 heures !"

Chacun rassemble ses affaires et se met debout, le groupe commence à se reformer.

Moi ça fait un moment que j'ai le ventre qui brasse et je me décide enfin à écouter mes intestins et pars aux toilettes.

Je rejoins les autres d'un pas léger, tout le monde m'attend. La salle est quasiment vide et je n'ai vu personne arriver depuis une 10 aines de minutes donc nous sommes probablement dans les derniers.

J'ai la sensation que le groupe s'est construit un moral de combattant. Le doute habite moins les discussions, et laisse place à notre objectif. Moi j'ai l'envie d'en découdre. J'ai besoin qu'on enchaîne désormais, qu'on cesse de s'appesantir aux ravitaillements et qu'on trace notre route. J'ai besoin de garder mes muscles chauds sans quoi je sens que chaque redémarrage deviendra un calvaire.

A ce moment là, je sais que tout va dépendre beaucoup du groupe, du moins, pour être exact, je sais que je vais dépendre du groupe. Aucune chance que je continue seul, ça n'aurai pas d'intérêt à mes yeux. Je sais aussi qu'il faut qu'on tape dans le gras, parce que mentalement je n'imagine pas arriver au delà de 14 heures.

Et je ne vais pas être déçu, nous repartons comme des foudres de guerre. Vraiment fort. Quelques uns annoncent d'office qu'on va trop vite, qu'il vont pas tenir le coup. Je ne dis rien mais le doute est là pour moi aussi. A chaque nouveau "ça va vite pour moi", le groupe ralenti sur quelques pas, pour revenir aussitôt à son rythme. Au bout de quinze minute on se rend tous compte qu'on se sent bien. Les muscles sont réchauffés, les pas sont rythmés et volontaires et nous rattrapons et doublons rapidement du monde. Ça discute, ça recommence à plaisanter, à vanner, le moral est ancré.

Le bitume et la boue s'enchainent, à la lueur des quelques frontales du groupe, sous la bruine. Je sens malgré la nuit le paysage changer. Je distingue des haies et des arbres qui commencent à border les chemins et les routes, et qui nous protègent du vent. Les chemins sont toujours gras et boueux, mais à quelques rares moments on ressent sous les pieds de fugaces veines rocheuses.

Je fais connaissance avec les plus bavards du groupe et le temps se fait véloce comme un pickpocket en action.

Nous avançons un peu comme une formation cycliste. Selon les type de terrains, les plus à l'aise passent devant pour garder le rythme. Je vois notre groupe un peu comme une forme vivante qui s'allonge, s'étire jusqu'à la rupture, se rassemble, s'inverse, glissant sur le sol vers son objectif.

Une question commence malgré tout à s'instiller dans mes réflexions. Est ce qu'on est loin de l'étape ? Je me dis qu'on doit être à peu près aux deux tiers, et qu'à partir du moment où je me suis posé la question, le temps va couler moins vite. On vient de sortir d'une passade carrément boueuse qui nous a bien entamé. Je bois toujours super régulièrement. Certains commencent à le remarquer et bientôt la gourde tourne à chaque fois que je la sors. Je me sens un peu comme un Saint Bernard avec son tonneau. C'est peut être con, mais ça me fait me sentir utile.

On repasse sur du chemin et ça redevient pierreux et boueux. Et ça se met brusquement à monter. La pente est accentuée sans être particulièrement raide, mais le chemin est tellement défoncé que notre rythme se coupe brusquement. C'est la bérézina sur les premiers mètres, chacun va sur les bords à la recherche d'un sol plus stable, mais on se rend tous compte que l'ensemble du chemin est dévasté. Après un virage à 90 degrés, la pente s'accentue. De ci de là des cris rageurs s'élevent du groupe. C'est un bourbier total, il y a de la boue sur 30 bons cm, et le fond des ornières est rempli de flotte. Je me mets en automatique et je force la marche. Si on s'arrête dans la montée ça va être la croix et la bannière pour repartir. On se retrouve à 2-3 devant à mener pour garder le rythme. Ceux qui ont les frontales sont un peu en arrière donc nous sommes dans le noir, balayés de temps à autre par la lumière qui nous dissipe la vision du sol. Je me suis mis à taper devant avec mes batons pour sonder le sol  afin de choisir les meilleurs endroits pour ancrer mes pieds. Par bonheur ce n'est pas de la glaise. J'avance rageusement et concentré. Nous continuons à doubler du monde et ça maintient ma motivation.

Bordel ce que c'est long. J'imagine soudain à quel point on doit être ridicules et ça me mets le sourire. Je me faits une scène :

Un groupe de Dodos arrive perplexe face à une banquise gigantesque, quand la rumeur de prédateurs en train d'attaquer lézarde soudainement le groupe, qui s'ébranle en fuyant sur la banquise dans une débandade grotesque et totale.

Je me dis qu'on doit plus ou moins coller à ce tableau.

J'arrive enfin en haut, le chemin tourne brusquement et se met à descendre. La boue disparait pour laisser place à du caillou roulant. J'ai soif et j'entame le rituel que je répète depuis le départ à chaque fois que je veux boire, donc environ tous les quarts d'heure. Je déboucle le pectoral du sac à dos, enlève les bretelles, le fait tourner sur l'attache du bassin pour l'avoir sur le ventre, remets les bretelles, ouvre la poche du côté pour sortir la gourde. Je bois trois gorgées, fait tourner aux autres, rebois trois gorgées et répète l'opération en sens inverse. On dévale la descente dans la lancée pour redéboucher sur une montée qui laisse entrevoir le bitume au loin.

J'entends le mec que je viens de doubler se boîter bruyament sur le sentier. Je me retourne pour voir 2-3 personnes qui le prennent déjà en charge. Je crois son regard vide et je me surprends à espérer pour lui que le ravitaillement soit proche.

Je regarde autour de moi, et j'ai l'impression que l'obscurité à baissé d'un cran, je jette un oeil sur mon portable. Effectivement il devrait faire bientôt jour. Vu le temps qu'il fait, la nuit se contentera de se muer en une espèce de ciel sombre et couvert continuant à nous pleurer dessus.

Je sens que je me refroidis. Ma veste est coupe vent, mais pas étanche à la pluie, et la bruine l'a rendue complètement humide. Je décide de mettre mon poncho, même si ça sera galère pour m'hydrater. J'espère que ça fera une sorte d'étuve qui conservera la chaleur.

Putain de bitume.

Le groupe s'est à nouveau étalé sur une 100aine de mètres, je suis au milieu, peinard.

Ça y est je vois l'étape, le village d'Humbligny ! Ça veut dire qu'on en est à 34 km.

Le vent se met à me balafrer le visage tandis que j'arrive au pied de la façade et je me retrouve nez à nez avec Croquette !

Je suis super content de le voir, je me demande ce qu'il fout à s'étirer dehors en plein vent, et je remarque soudainement qu'il fait jour. Du moins qu'il fait gris.

Croquette à les traits tirés. Il me dit qu'ils sont arrivé il y a peu. Je lui dis que le groupe s'est mis dans le speed et qu'on a chopé un bon rythme. Il me dit que Swagg est à l'intérieur et qu'on pourrait repartir ensemble, ce qui m'enthousiasme.

A l'intérieur, je chope des fruits secs, remplis mes gourdes, le tout assez rapidement. Le groupe est bientôt réuni en totalité. La pause est brève et nous repartons dans la foulée.

Nous avons tous les traits tirés, mais je trouve que nous avons malgré tout relativement bonne mine au vue des conditions dans lesquelles nous avons marché.

 

 

Retour à l'accueil